Samedi 4 février, devant 300 jeunes de l'association étudiante (très à droite) UNI, Claude Guéant, revendique la légimité d'affirmer «contrairement à ce que dit l'idéologie relativiste de gauche, pour nous, toutes les civilisations ne se valent pas».
Gérard Longuet approuve et banalise les propos du représentant de l'intérieur : "Dire que le respect de la personne, dire que le refus de la violence, dire que le refus de la peine de mort par exemple hiérarchisent des comportements, des cultures, des civilisations (lui) paraît d'une banalité totale."
Tandis que pour François Baroin, les multiples protestations qui se sont élevées, constituent "une exploitation électorale des déclarations."
C'est la condamnation de cette hiérarchisation de l'humain qui a contribué à la dignité de notre pays. La France était considérée par les peuples du monde entier comme une terre d'accueil, un modèle. Depuis une dizaine d'années, la qualité de sa fraternité et de sa solidarité s'effrite au point que Reporter sans Frontières la classe parmi les pays à surveiller.
Serge Letchimy, député et président du Conseil régional de la Martinique, avait interrogé le premier ministre sur les propos de Monsieur Guéant, notamment en ces termes : "Montaigne disait que « Chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition ». J’y souscris. Mais vous M. Guéant, vous privilégiez l’ombre ! Vous nous ramenez, jour après jour, à ces idéologies européennes qui ont donné naissance aux camps de concentration, au bout du long chapelet esclavagiste et colonial. M. Guéant , le régime nazi, si soucieux de purification, si hostile à toutes les différences, était-ce une civilisation ? La barbarie de l’esclavage et de la colonisation, était-ce une mission civilisatrice ? Il existe, M. le Premier Ministre, une France obscure qui cultive la nostalgie de cette époque que vous tentez de récupérer sur les terrains du Front National. C’est un jeu dangereux et une démagogie inacceptable. Mais, il en existe une autre vision : celle de Montaigne, de Montesquieu, de Condorcet, de Voltaire, de Schœlcher, de Hugo, de Césaire, de Fanon, et de bien d’autres encore ! Une France qui nous invite à la reconnaissance que chaque homme,... "
A la suite de cette intervention, Bernard Accoyer, le président UMP de l'Assemblée nationale, a convoqué en urgence une réunion du bureau de l'Assemblée Nationale pour « décider des suites à donner au trouble profond créé par (ces) propos inadmissibles ». La référence à l'histoire concernant les actions et les propos du gouvernement suscite régulièrement une recherche de sanctions de la part des représentants de l'Etat envers ses auteurs. Faut-il évoquer une forme de censure ? Faut-il y voir une fragilité de l'Etat ?
L' Assemblée Nationale n'a pas suivi la demande de son président. Les propos de Serge Letchimy n'ont pas été sanctionnés. Cependant que l'interview de François Hollande semblera peu en rapport avec la gravité de l'évènement. Il semble en avoir ignoré l'enjeu.
"Moi ce que je réprouve, c'est cette polémique inutile. Ce sont ces divisions blessantes, ce sont ces discordes. Moi je veux rassembler les Français"
"Il y a des sujets majeurs(...) Et puis là, il faudrait discuter des différences de civilisations ? a-t-il demandé. Moi, la responsabilité que je me donne, si les Français me font confiance, c'est de les rassembler, c'est de les réunir, c'est de les réconcilier, c'est pas d'entretenir les guerres internes, les haines recuites (...). Nous avons besoin de nous réconcilier, de nous réunir dans un grand mouvement..."
Après avoir jeté ces flamèches meurtrières dans le coeur des Français d'Outremer, Monsieur Guéant est allé en voyage en Martinique puis en Guadeloupe du 11 au 14 février. Les élus de l'opposition se sont abstenus de le recevoir. Serge Letchimy mais aussi Victorin Lurel et Jacques Gillot, présidents du Conseil régional et du Conseil général de la Guadeloupe exposent dans deux lettres les raisons des élus Martiniquais et Guadeloupéens à refuser l'honneur de leur accueil au ministre.
"M. le Ministre,
Votre venue en Martinique dans les jours qui viennent, m’oblige à vous rappeler que cette terre a vu naître Aimé Césaire, Frantz Fanon, Edouard Glissant. Qu’elle a été aimée par des hommes aussi admirables que furent Victor Schœlcher, André Breton, Léopold Sedar Senghor, Claude Lévi-Strauss, et de manière plus proche encore, par Léopold Bissol, Georges Gratiant, ou Camille Darsières, pour ne citer que quelques-uns de nos grands politiques.
Ces hommes furent de grands humanistes. Leur vie et leurs combats se sont situés en face de ces crimes que furent la traite, l’esclavage, les génocides amérindiens, les immigrations inhumaines, ou la colonisation dans tous ses avatars… Tous ont combattu la pire des France : celle qui justifiait les conquêtes et les exploitations, et bien d’autres exactions dont les cicatrices sont inscrites dans nos paysages. Cependant, je n’ai jamais entendu un seul de ces hommes lister ces attentats pour décréter que la civilisation européenne, ou que la culture française, serait inférieure à n’importe quelle autre. Je ne les ai jamais entendus prétendre que le goupillon de la chrétienté (qui a sanctifié tant de dénis d’humanité) serait plus primitif que tel bout liturgique d’une religion quelconque.
Toujours, ces hommes ont établi la distinction entre cette France de l’ombre et la France des lumières. Pour combattre l’ombre qui menaçait leur humanité même, ils se sont référés à la France de Montaigne, de Montesquieu, de Pascal, de Voltaire, de Condorcet ; à celle qui s’est battue pour abolir la traite, puis l’esclavage, qui a supprimé la peine de mort du code de ses sentences ou qui a accordé aux femmes le droit de vote et celui de disposer de leur maternités… A s’en tenir à votre logique, ils auraient eu mille raisons de condamner la civilisation occidentale, et de renvoyer aux étages inférieurs bien des cultures européennes.
Voyez-vous M Guéant, vos chasses à l’immigré (qu’il soit en règle ou non), ou la hiérarchisation que vous célébrez sans regrets ni remords entre les cultures et les civilisations, vous ont enlevé la légitimité dont a pourtant besoin votre prestigieuse fonction. Vous portez atteinte à l’honneur de ce gouvernement, et à l’image d’une France qui visiblement n’est pas la vôtre, mais que nous, ici, en Martinique, avons appris à respecter.
Toutes les civilisations ont produit, et de manière équivalente, des ombres et des lumières. Mais si les ombres n’ont jamais triomphé très longtemps, si beaucoup d’entre elles ont disparu dans les oubliettes de l‘histoire (en compagnie de régimes politiques ou religieux quelque peu lamentables), c’est simplement parce que des hommes de bon sens, pétris d’humanisme et de haute dignité, ont exalté les parts lumineuses que toutes les civilisations de l’homo-sapiens ont mises à notre disposition.
Les civilisations se sont nourries de leurs lumières mutuelles pour mieux combattre leurs propres ombres. Dans une transversale célébration et de grande foi en l’Homme, ces hommes ont honoré les lumières d’où quelles viennent ; les lumières se sont reconnues entre elles; leurs signaux réciproques ont conservé intact (de part et d’autre des lignes de partage ou de conflit) un grand espoir d’humanité pour tous. Grâce à eux, nous savons qu’il est dommageable de considérer l’ombre, ou de s’en servir à des fins qui ne grandissent personne. Ils nous ont donc appris à nous écarter de ceux qui l’utilisent, et qui, par là même, la transportent avec eux.
M. Guéant, fouler le sol martiniquais, c’est toucher une terre que des hommes comme Aimé Césaire ont fécondé de leur sang. Un sang qui s’est toujours montré soucieux de l’humanisation de l’homme, du respect des civilisations et de leurs différences.
Ce serait donc comme une injure à leur mémoire, à leur pensée, à leurs actions, que de vous laisser une seule minute imaginer que vous serez le bienvenu ici.
C’est par-dessus vous, et du plus haut possible, que nous renouvelons à la France des lumières toute notre considération, et confirmons notre respect pour les valeurs républicaines qui, contrairement à celles dont vous êtes le héraut, sont à jamais très opportunes chez nous.
Serge Letchimy
« Monsieur le ministre,
Nous avons été informés de votre prochain déplacement en Guadeloupe et nous sommes au regret de vous faire savoir que nous ne pourrons vous y recevoir.
Fidèles à notre indéfectible attachement aux principes républicains et démocratiques, nous avons toujours veillé, en tant qu’élus de la Nation, à faire le meilleur accueil aux membres du gouvernement en visite officielle aux Antilles, quand bien même nous ne partagerions pas les
mêmes sensibilités politiques.
Mais aujourd’hui, c’est pleinement conscients de l’importance symbolique de notre geste, et mus par le même sens du devoir républicain, que nous avons pris la décision de ne pas vous accueillir en Guadeloupe.
Les faits sont malheureusement là, têtus: par vos «dérapages» verbaux répétés et assumés à l’égard des étrangers et des Français issus de l’immigration, qu’ils soient d’origine roumaine, comorienne, ou de confession musulmane; par votre circulaire qui durcit considérablement
l’obtention de visas pour les étudiants étrangers qui aiment la France et qui souhaitent y débuter leur vie professionnelle en mettant leurs compétences à la disposition de notre pays; par votre volonté sournoise d’interdire en pratique l’accès à la naturalisation à des immigrés
présents sur notre sol de très longue date et qui ont démontré pleinement leur désir d’intégration; par vos propos consternants sur la hiérarchie des civilisations, vous tournez résolument le dos aux valeurs fondamentales de la République, auxquelles nous Antillais,
dont les ancêtres ont connu l’esclavage et la colonisation, restons attachés encore davantage que d’autres.
Certains ne veulent voir dans vos déclarations qu’une banale stratégie politicienne visant à séduire les électeurs du Front national, en vue des prochaines échéances électorales. Nous avons peine à croire que la vie politique française serait devenue, sous Nicolas Sarkozy, à ce
point dévoyée, que la fin justifierait tous les moyens, même les plus immoraux. Aurions-nous donc perdu en France la boussole des valeurs humanistes et de tolérance qui fondent notre vivre-ensemble? Nous, qui avons vu l’histoire bégayer avec l’abolition puis le rétablissement de l’esclavage, savons que subrepticement les heures sombres du passé peuvent derechef advenir.
D’autres, que vous cherchez à entretenir dans la peur d’une dépossession de leur identité «nationale», verront dans vos prises de position, un combat pour la défense d’une France menacée. Nous n’y croyons pas davantage, nous qui savons que notre pays, et c’est sa richesse et sa singularité, s’est construit au fil de l’Histoire grâce aux apports culturels successifs issus des différentes vagues d’immigrations, qu’elles soient européennes, ou plus récemment indochinoises, maghrébines, caribéennes, et africaines.
C’est ainsi qu’est aujourd’hui la France. C’est ce qui fait la France. C’est ainsi que nous l’aimons comme la grande majorité des Français l’aiment. Cette alchimie originale qui unit des bras de toutes les couleurs pour bâtir notre Nation, des cœurs enveloppés de peaux de
toutes les couleurs pour aimer notre pays et des yeux de toutes les couleurs regarder grandir la France, ne constitue en rien une menace. C’est au contraire notre bien commun.
C’est ce bouillonnement perpétuel des identités individuelles et collectives dans le creuset républicain qui forge notre identité commune. Nous n’acceptons pas que vous cherchiez à éteindre la flamme qui entretient ces mélanges féconds, ces métissages précurseurs et cette
volonté commune de vivre ensemble. Nous n’acceptons pas davantage que vous stigmatisiez nos compatriotes musulmans ou issus de l’immigration maghrébine en mélangeant tous les concepts, en dressant les uns contre les autres et en hiérarchisant les civilisations tel un nouvel Arthur de Gobineau ou de nouveaux Ernest Renan et Jules Ferry égarés.
Nous ne souhaitons pas recevoir celui qui tient des propos dangereux pour l’unité nationale.
En décembre 2005, afin de marquer son indignation suite au vote d’une loi reconnaissant «le rôle positif de la présence française outre-mer», Aimé Césaire avait refusé de rencontrer le ministre de l’Intérieur de l’époque, Nicolas Sarkozy, en déplacement en Martinique. Nous
avions alors tous, outre-mer, salué la portée de son geste.
Nous choisirons par conséquent, en toute modestie, de lui emboîter le pas. Nous n’irons pas vous accueillir à l’aéroport. Nous ne vous accueillerons pas personnellement dans nos collectivités. Et si vous souhaitez vous rendre dans ces institutions de la République qui vous restent malgré tout ouvertes, nous prendrons les dispositions nécessaires pour recueillir le message que vous voudrez éventuellement délivrer.
Victorin Lurel et Jacques Gillot