Chapitre 4
Les murs du bureau d'étude accueillaient des
meubles à plans anciens en bois massif. Seul un
tiroir bâillait, supportant un dessin offert. Une
boite à compas, un cutter, quelques fournitures
de bureau étaient rangés dans un ordre militaire
sur une petite table. L'ensemble avait un air de
bourgeois cossu et respectable. Roger reparti
dépité.
Le lendemain, un jeune homme arriva avec un
immense carton sous le bras. Roger le dévisagea
ahuri. Il portait une courte barbe hirsute dont la
longueur différente faisait penser à une prairie
sauvage. Un foulard multicolore tombait en volutes
de son crâne. Son pull avachi d'un côté semblait
tricoté avec des pelotes trempées dans un bain
d'arc-en-ciel. Il éclata de rire en voyant Roger à
l'arrêt devant lui.
"La fantaisie est une fleur sauvage. Elle ne pousse pas qu'au bout du crayon" dit-il en tirant des feuilles gigantesques de son carton.
Il sortit de son sac une trousse grosse comme la
mallette à outils de son grand-père et tel Mary
Poppins en fit jaillir quantité de crayons ayant tous
un usage différent.
Il disparut un instant et revint avec un camion de
pompier en bois rouge.
« Regarde bien ce camion. Vérifie sous quel angle
tu le regardes et n’en change pas. Quand tu auras
fait le contour, tu dessineras les ombres pour lui
donner du volume. Tu essaieras les différents
crayons avant de commencer pour comprendre
l’intérêt de chacun. »
Deux ans plus tard, Roger réalisait son premier
dessin pour la fabrique : une drôle de petite maison haute comme cinq pommes sertie de crayons de
couleur. Il y associa la cigogne qui nichait tout en
haut de la cheminée chez son grand-père.
Tous les jours, il se rendait à pied à l’usine. Il aimait
se remplir d'images du monde.
Alors qu’il longeait la vitrine de la modiste,
Madame Dickarch (1) traversa la rue dans sa
direction. Elle s’apprêtait à lui faire une remarque
dont elle avait le secret. Remarques qui remontent
à la surface régulièrement toute la journée comme
les effluves d’un repas trop lourd.
Il sortit un crayon de sa poche. Regarda le reflet des
fesses de Madame Dickarch se balançant sans grâce.
Et dessina au reflet un fondement plantureux.
Riant de sa bonne blague imaginaire, il se retourna.
Il s’arrêta stupéfait. L’arrière-train de la dame
débordait copieusement de chaque côté de sa
silhouette.
Il arriva à l’usine, songeur.
Quelques jours plus tard, il était allé au marché
acheter le sac de pommes de terre demandé par sa grand-mère. Monsieur Nörgler (2) choisissait une
paire de chaussettes. Il arrosait le Joseph, vendeur
de marché de toute éternité, de propos peu amènes
sur la qualité de la marchandise. Trop courte, trop
lâche, trop verte, trop ch ..ouple, t .. oop
chla …stique.
Roger tenait sa main devant son visage pour cacher
le fou rire qui montait. Il partit en courant
dissimulant sa joie. Il venait de dessiner un bec de
lièvre au râleur.
Joseph n'y comprenait goutte. Il regarda fixement
le bec de lièvre. Constata sa réalité. Et partit d'un
grand éclat de rire :
"Elle sont comment mes chaussettes, Monsieur
Nörgler ? On va devoir vous rebaptiser.
Hasenfratz (3) (face de lapin), ça vous irait ?
Roger alla rendre visite à sa grand-mère à quelques
temps de là. Elle lui demanda à son habitude :
« Tu dessines toujours à l’usine ? Il serait temps que
tu trouves un métier ! »
Roger lui dessina alors un drôle de petit chapeau
haut comme cinq pommes serti de crayons de
couleurs qui faisaient un bouquet japonais à l’arrière
de sa tête. Il ajouta un grand sourire sur ses lèvres. Elles prirent une vitalité soudaine.
« Que je suis contente de te voir, mon grand ! » dit la vieille dame dans un élan d’enthousiasme inusité.
Roger la serra dans un câlin affectueux. Heureux.
Un drôle de petit chapeau
Le nom des acteurs
(1) Dickarch se prononce diquarche et signifie gros cul. Ne vous effrayez pas. L'Alsacien appelle un chat, un chat et un cul, un cul.
(2) Nörgler se prononce noeurgleur et signifie raleur.
(3) Hasenfratz se prononce azoeunefratze et signifie face de lapin.
A bientôt - Quelques jours.
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écrite avec talent par Dan Rodgerson